Apocalypse Now
"Nous avions tous, brusquement, la sensation d'un mystère. Il planait sur nos conversations, sur le moindre de nos gestes, sur la terreur que nous éprouvions, sur tout. Que nous le formulions ou non, nous avions tous le sentiment de toucher du doigt l'inconnu. On manquait de faits tangibles, on aspirait à en trouver, à pénétrer le sens de ce qui nous arrivait. Je me disais que nous avions subi un choc, et c'était cela que je cherchais : l'homme ébranlé dans toutes ses certitudes. Les mots appropriés aux nouveaux sentiments faisaient défaut, de même que les sentiments correspondant aux mots nouveaux. Bien qu'on fût encore incapable de l'exprimer, on était peu à peu contraint d'adopter un nouveau mode de pensée", rapporte un témoin de la catastrophe.
Tchernobyl est effectivement un mystère qui reste à sonder, un signe à décrypter, l'énigme, peut-être, du XXIe siècle, le grand défi de notre temps. Que pouvons-nous comprendre ? Comment serions-nous en mesure de trouver, de donner un sens à cette horreur dont nous ne savons à peu près rien ? Tchernobyl comme le début d'une nouvelle histoire : l'homme se trouve placé devant la nécessité de revoir toutes ses représentations de lui-même et du monde.
Le témoin poursuit : "Des voix nous parvenaient parfois, comme dans un songe ou un délire, comme d'un monde parallèle. En dehors de Tchernobyl, parallèlement à Tchernobyl, tous se mettaient à philosopher, les églises se remplissaient de croyants et de gens qui, la veille encore, semblaient des athées convaincus. On cherchait des réponses que ne pouvaient donner ni la physique ni les mathématiques. Un ailleurs s'était entrouvert. L'infini nous avait sauté à la figure".
Tchernobyl, on voudrait l'oublier, car la conscience humaine a capitulé devant cette catastrophe. Tchernobyl est devenu le cataclysme de la conscience. Tout l'univers de nos valeurs et de nos représentations a explosé. Notre histoire a changé, nous sommes passés à l'histoire des catastrophes. Notre temps est un temps de violence et de mort.
Tchernobyl : notre passé ou notre avenir ?, par Svetlana Alexievitch
LE MONDE | 24.04.06